Photo Chantal Kirchner . Le pauvre Jacques
Mon souci : il fait froid, il fait pluie, il n’y a pas de loges, et je dois enfiler un string et une chemise de nuit pour interpréter le rôle peu valorisant dans une pièce d’Aristophane, l’homme qui chie.
Je ne sais pas comment m’y prendre : pour mettre le string je dois baisser mon pantalon, mettre bas mon slip, mais pour baisser mon pantalon je dois ôter mes chaussures, et quand j’ôte mes chaussures mes pieds trempent dans les flaques d’eau.
J’ai un leit -motiv dans la tête : Jacques t’as 81 ans, c’est un peu la fin de ta vie théâtrale, pourquoi as- tu accepté ce rôle ? Ce n’est pas pour de l’argent, je ne suis pas payé, ce n’est pas pour la gloire, mais pourquoi mais pourquoi ?
ll fait humide et froid, il pleut même. Il y a bien une tente mais dans la tente il y a les 25 femmes qui se préparent, je ne peux pas leur infliger la délicate pose du string, je vais donc enfiler mon costume d’artiste dénudé dans la voiture, mais je ne suis pas assez souple, l’employé de sécurité s’appelle Zeki-il a fait du théâtre avec nous- vient m’aider à enfiler la chemise de nuit.
Il y a ensuite l’épreuve du micro à chef que Jérôme doit m’installer, le boitier est attaché dans le dos de la nuisette.
Edith m’aperçoit : que fais tu déguisé en femme avec ma chemise de nuit ? Tu es ridicule.
-C’est pour le spectacle comprends- tu ? Elle ne comprend pas, et me demande pourquoi je lui ai volé sa chemise de nuit.
-Ce n’est pas la tienne elle est spécialement conçue pour le spectacle afin de laisser apparaitre mon train arrière.
- Quoi ? tu veux te transformer en femme ?
Edith a des décalages de compréhension, et c’est une chance qu’elle me reconnaisse encore.
Ce n’est pas tout, je dois grimper sur le lieu de jeu. J’ai une canne, c’est périlleux, à tout moment je peux dévaler la pente.
Dans ma tête, j’ai une obsession : tu vas vers 82 ans, tu as joué dans plus de 80 pièces, tu es mort au moins dix fois, mais prends conscience que tu vas dévoiler ton cul et jouer l’homme qui pousse avec un texte peu commun : putain de crotte de merde, ça ne sort pas , faut que j’'aille voir un spécialiste du trou du cul expert en son art.
Mais oui Madame, c’est un vrai texte d’Aristophane dont la plume est très décomplexée. Je me sens un tantinet honteux.
Mon médecin est dans l’assistance, il rit beaucoup, à la fin il vient me trouver et me conseille de prendre du Macrogol contre la constipation.
Les 25 mères de famille m’hallucinent. Elles se lancent dans le théâtre avec une détermination peu commune. Elles veulent en découdre, sont fières de participer, pour elles, c’est une conquête de dignité .
A la tête de cette expérience, ma complice de toujours Hervée de Lafond, elle a dépassé elle aussi les 80 ans, elle a des vertiges, tombe parfois, elle dirige le choeur des femmes avec autorité, se prend la tête avec le technicien lumière, mais rien n’y fait, c’est le destin des femmes qui se joue ce soir. Elle marche difficilement, mais sa foi dans le théâtre est intacte. C’est de l’héroisme.
Et toutes ces femmes ont envie de jouer, de chanter de danser.
La préparation a été un supplice, jamais les 25 femmes n’étaient libres en même temps. Parfois Hervée craque sur les retards et les absences.
Le lieu choisi c’est le théâtre gallo- romain de Mandeure, ce qu’il en reste, on joue sur la pente, en pleine nuit. Pas évident.
Hervée a un trac monumental, ses vertiges se multiplient, les médicaments n’y font rien.
Et puis William Sheller, il y a vingt ans avait fait pour nous la musique de Quasimodo avec Nicoletta.
Hervée lui commande une musique, cela ne sera pas simple.
On lui envoie le texte, il compose, gracieusement, mais les péripéties sont nombreuses, à un moment on lui demande de descendre la tonalité en fa mineur. Il envoie un texto sévère : je veux bien composer pour des amateurs mais pas pour des ignares. Il abandonne, silence radio de plusieurs semaines, puis quand il se décide à revenir nouvel épisode avec l’orchestre de Bourgogne Franche -Comté qui doit enregistrer avec qui il se fâche. Hervée est catastrophée. C’est finalement lui qui choisira les musiciens et un studio d’enregistrement à Beaune.
Et un jour ça y est, la délivrance, on reçoit la bande sonore, un cadeau somptueux. Hervée lui envoie une caisse de vin rosé du domaine de Ott, mais à son ancienne adresse. Et miracle, après trois semaines de doute il reçoit enfin le vin et remercie Hervée.
Dernier obstacle : la météo, on a les yeux rivés sur les applications de l’I phone.Pluie ou pas pluie ? La météo déraille sans arrêt. Générale désastreuse, énorme orage.
Et arrive la première, le petit miracle, malgré le froid vif, c’est assez grandiose, c’est beau, cela ne dure que 45 minutes, mais c’est le soulagement. On l’a fait ! s’exclame Hervée. Elle se dit fière, et toutes les femmes avec elle.
Soixante ans de théâtre sont sur le point de s’achever sans que l’on sache vraiment si “les femmes puissantes” auront été le dernier spectacle de l’Unité.
Une fois de plus nous avons décalé les paramètres du théâtre, rien n’était évident, vingt -cinq mères de famille volontaires qui bravent la pluie, la houle, la colline escarpée, abandonnent leurs maris, leurs enfants pour montrer qui elles sont, leur détermination, inventent des lois pour se libérer des contraintes du ménage, s’exposent en public, et manifestent l’envie de ne pas en rester là…
Tout cela fut possible grâce aux moyens de Capitale Française de la Culture, car lumières sophistiquées et sonorisation, c’était du budget, et si la Ministre de la Culture était absente, c’est qu’il n’y avait plus de Ministre.
Le groupe de femmes, noyau de cette folle entreprise s’est baptisé du nom : les ambitieuses. Elles l’ont prouvé.
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