Jacques Livchine et Marion Duval
Il est du domaine des arts comme de l’astronomie, on recherche et on découvre parfois de nouvelles étoiles, de nouvelles planètes.
Ainsi a t-on découvert au cours du vingtième siècle, en musique, le rock and Roll et le Rap. D’aucuns disaient ce n’était qu’une mode que cela allait passer, en Art plastique, il y a eu la rupture Marcel Duchamp, et en théâtre me direz-vous ?
Après Brecht, le théâtre populaire, il y a eu le scandale du Living theater à Avignon en1968, puis plus tard à Nancy le choc Kantor, Pina Bausch, Bob Wilson, ensuite le mouvement des arts de la rue en 1973.
Or j’ai bien cru assister à un moment historique du théâtre, à Aurillac le 25 août 2023. Mais comme mes prédictions sont à 80% mauvaises, je pourrai bien me tromper.
Avec un spectacle de merde de Chris Cadillac, tous les codes habituels du théâtre sont largement brisés et foulés au pied.
Le public : il avait le droit de se déplacer de s’en aller de revenir. Il était de bon ton d’avoir sa canette d’Heineken dans la main (alors que la vente d’alcool est interdite dans le centre Ville d’Aurillac) et tout au long des trois heures de spectacle, les artistes assuraient le ravitaillement en bières à prix libre.
Le public était trentenaire, en tenue classique des jeunes un tantinet marginaux. Pantalons déchirés, tatouage sur toutes les parties du corps, piercings, cheveux décolorés, trans.
Pour accéder au terrain de sport de la Jordanne pastille 108, on passe à travers un dédale de camions-habitations, peinturlurés, on peut se croire dans un bidonville du tiers monde. Beaucoup de chiens en liberté.
C’est étrangement ce type d’habitants que l’on retrouvera sur les gradins (Jauge limitée à 350).
Donc public très agité, très réactif, qui hurle pour un rien, qui entre et sort.
Marion Duval, la metteuse en scène prend la parole.
Une trentaine d’années, petit short collant vert, blouse de survêtement, cheveux très noirs, très décomplexée, très décontractée, déplie une sorte de vieux parchemin, sourit de ses dents très blanches demande un micro, balbutie :
“bon ça non, j’ai pas envie
oui, je suis né à Nice d’une famille catho, raciste et réactionnaire
ah si le code de la route, vous le connaissez ?
vous êtes libres entrez sortez
pissez là bas dans les bosquets
Oui j’ai eu de la thune pour le spectacle
ah je les aime ce sont mes potes, j’ai partagé ” etc
C’est décousu à souhait
elle commence une phrase ne la termine pas, parfois jargonne.
Derrière elle, une mobylette ancienne,
elle l’enfourche et pédale, on l’entend qui murmure ,
merde cela ne marche pas !
Redwane son régisseur la pousse ,
et la voilà qui tourne en cercle sur ce qui est supposée être la scène, terrain cimenté de 200 mètres d’ouverture et 300 mètres de profondeur
ses cheveux volent dans le vent au loin, image de grande liberté.
Musique symphonique un peu pompeuse
et là rentre un de ces vieux camions tagués. A l’intérieur, des personnages qui ne nous regardent pas, puis un deuxième, un troisième un quatrième, et un camping -car qui fait rire, ça applaudit et ça rit dans les gradins.
La musique est en continu.
Les camions font la ronde, puis des figures plus compliquées style patrouille de France,
ils semblent valser, font des croisés etc.
Apparaissent des personnages nains masqués se mettent à danser au milieu des camions qui disparaissent.
Les camions reviennent, il y en a un déguisé en éléphant, ridicule trompe en carton, grandes oreilles, un autre avec une structure gonflable sur le toit,
un autre par-brise couvert laissant apparaitre deux yeux. Carnaval.
Les camions sont garés, on a un espace de jeu. Toute la distribution chante, “ça c’est le spectacle”, cela fait chant de colonie de vacances. C’est mal chanté, hurlé à la manière de Didier Super.
Quarante minutes sont passées.
Et là pendant plus de deux heures, les personnages loufoques, décalés, vont se succéder, se présenter, et faire des minis- blagues pourries, des poèmes plus -nuls -tu- meurs, des discours improbables.
Karine va nous faire une chanson mimée sur l’aigle noir de Barbara et puis il y a une magicienne qui hurle et qui revient sans arrêt.
Il y en a un qui dit : c’est politique, il annonce une manifestation pour l’eau à Orléans.
Un drapeau passe : il est marqué dessus “désordre”.
Mais moi, que m’arrive t-il ? Je ne m’ennuie pas, je suis comme transporté ailleurs.
Sont- ce des indiens ? une tribu ?
Celui qui s’appelle Lajoie chante
enculez- moi, devant derrière, repris par les jeunes tous alcoolisés ou presque,
et là sans qu’on y prenne garde, le public déserte les gradins, se mêle aux personnages, la représentation théâtrale devient la vraie vie, une sorte de tuilage naturel.
Une énergie communicative, on est dans une sorte de rave party, on se trémousse dans tous les sens, c’est la fête.
On voit Marion tourbillonner comme une folle avec Papy le migrant sans papier, une image forte.
Pourquoi je pense au Living theater, car le living prônait comme eux la liberté, l’amour, l’absence de frontière et un mode de vie plus communautaire.
Et donc les acteurs jouaient leur propre rôle, or là, c’est le mystère, mais ce n’est pas grave, il y a une belle vérité qui émane du spectacle.
On comprend en filigrane que ce spectacle parle d’extinction rébellion, des soulèvements de la terre, d’une bataille contre les accapareurs d’eau, etc.
Marion dit : pour que vous y compreniez quelque chose ou va faire le final on va délivrer le message… C’est un défilé de mode avec de très beaux costumes et elle lit un texte qui décrit ce qu’il va advenir de chacun des personnages.
elle lit trop vite, on n’y comprend rien, mais on est entrainé dans le mouvement, dans une énergie incroyable et puis il y a un vague salut et la musique reprend et les corps élastiques de tout le public s’agitent en cadence.
Et je prends conscience que les luttes anciennes, les marches de Bastille à République laissent place à de nouvelles résistances anti -bourgeoises, “le changer la vie” de Rimbaud est toujours d’actualité, mais des formes nouvelles surgissent symbolisées par cette armée de camions.
Le théâtre, c’est tout de même fort quand ça déstabilise, que l’on ne sait pas séparer le vrai du faux. Ce qui importe c’est que ce spectacle te recharge les batteries, joue le rôle de stimulant de l’âme.
Ah j’oubliais, la compagnie Chris Cadillac nous vient de Genève, et a comme co- producteur le théâtre Vidy se Lausanne ce qui montre que Vincent Baudriller suit de près les nouvelles émergences, va jouer en 2023 à Bienne le 2 septembre, et à Neuchatel, les 8 et 9 septembre et à Genève au festival de la Bâtie.
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