Si je te dis, c’est une splendeur, si je te dis, j’ai trouvé ça plus encore que magnifique, je n’ai rien dit.
Le théâtre a cette force -là, il ne se raconte pas, l’ionisation de l’air entre le public et la scène, cela ne se décrit pas.
Le théâtre ne se filme pas non plus, car le silence n’est pas photogénique, et puis l’atmosphère très spéciale du théâtre du Soleil, Il fait froid, et on entre dans une espèce de taverne, les lumières n’éclairent que les petites tables, le bortsch est fumant.
Derrière des voiles sous les gradins, les comédiens s’affairent. C’est unique et c’est ici.
Petite annonce, grâce à nos dons, le théâtre du Soleil a fait fabriquer des drones défensifs. Il y a des petites boites qui accueillent nos billets. Nous sommes fixés, nous ne sommes pas ici dans une indifférence au monde.
Si t’aimes pas le théâtre politique, le théâtre historique, des vraies histoires de 1917 avec les vrais mots prononcés, ce que je vais raconter n’est pas pour toi. Si t’aimes pas les grandes fresques, les mystères du moyen âge, le monumental, inutile de continuer.
Il y a cette phrase de Tchekhov : il faut des formes nouvelles si elles n’existent pas vaut mieux que rien n’existe.
Et je suis inquiet, car la compagnie a cinquante ans et plus, Ariane Mnouchkine a 85 ans. Peut -on vraiment attendre du neuf ?
J’ai dans la tête ce vieux proverbe chinois : quand tu atteins le haut de la montagne, continue de monter.
Eh bien j’ai encore été étonné et même époustouflé.
Pourquoi ? Le Soleil est inventif en diable. Un de mes aphorismes préféré : Invente ou je te dévore. (Claude Nicolas Ledoux)
J’ai vu un jour l’équipe de 32 personnes en phase de concoctage. Ils ne se contentent pas de jouer, ils enquêtent, ils s’informent sur 1917, ils lisent une quantité faramineuse de bouquins et présentent à Ariane des esquisses de scènes, ils ont monté 232 scènes et n’en ont gardé que 23. Incroyable démarche titanesque.
Et puis, encore un étonnement, les acteurs sont tous en voix off, doublés par des comédiens russes, anglais, allemand, ukrainiens. Les comédiens ont appris le texte par cœur et on croit que c’est eux et pourtant c’est pas eux, ils ont des masques incroyables qui font que tu reconnais facilement les Churchill, Lénine, Staline, Trotski etc. les têtes sont plus grosses que le corps : une impression absolument transcendante.
Image de marque de la compagnie, les changements de décor très rapides, très fluides, sur roulette. Encore plus magique que d’habitude.
Hallucinante, l’arrivée du train plombé de Lénine dans une délire de bruit et de fumées, et le discours de Lénine galvanisant.
On va donc vivre toute la révolution, la fondation de l’URSS et le dévoiement et déjà l’écrasement de l’Ukraine
On nous raconte l’histoire du vingtième siècle bien -sûr ça a à voir avec aujourd’hui puisqu’il y a la dissolution, les bolcheviques minoritaires, la recherche de coalitions etc.
Je sais depuis toujours que le théâtre est un instrument infaillible du décryptage de la politique, et que l’on peut résumer un livre de cinq cents pages en une seule image.
On retrouve le grand théâtre politique de Piscator, un souffle épique, Eisenstein.
Un puissant livre d’images.
La dernière scène, une maquette miniature, la metteuse en scène Cornélia approche avec son smartphone et l’image qu’elle filme apparaît sur grand écran, des dizaines de personnages s’empoignent, c’est l’assassinat de la constituante. Fascination.
C’est fini pour ce soir, on a envie que cela continue tout de suite, mais faudra attendre mars 25.
J’espère que mon enthousiasme trop excessif ne va pas refroidir ton désir de traverser le bois de Vincennes.
Souvent je m’interroge sur la nécessité de l’Art. J’ai ma réponse.
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