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Billet du 24 avril 2023 : la parole d'Ariane Mnouchkine





S'il y a un établissement culturel en France qui vibre et palpite et vrombit et éveille et marque sa ville c'est bien le Channel, Scène Nationale de Calais. Et voilà qu'une des tutelles, la mairie, s'est mise en tête de destituer son directeur, Francis Peduzzi et de mettre fin à cette aventure exemplaire et magnifique, qu'a bien connu l'Unité pour y être allé très souvent et même en 2015 y avoir joué tout son répertoire. Ainsi Ariane Mnouchkine avec une virtuosité incroyable écrit beaucoup mieux que moi ce que je pense des relations entre le pouvoir politique et le théâtre.

A l'Unité nous avons la chance d'avoir le Maire d'Audincourt qui nous soutient sans faille depuis 23 ans. Cette ville de 15 000 habitants, nous chauffe nous éclaire et nous prête une grande Maison, un studio des 3 oranges, et un dépôt de décors et costumes au milieu d'un grand parc l'espace Japy.


JL



Une lettre d’Ariane Mnouchkine*


Que le pouvoir se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux. TELLE est la citation qui orne une des banderoles du Théâtre du Soleil lorsque celui-ci manifeste. La vraie phrase est en réalité plus longue : «Prions l’autorité de rester dans ses limites: qu’elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux». Conseil qui, curieusement, est rarement entendu et encore plus rarement suivi par lesdites autorités. Les gouvernements, les administrations, les régions, les départements, les municipalités, bref tout ce qui, aux yeux des citoyens, finit par représenter l’État, et même souvent les partis politiques, les mouvements, tous ces organismes n’ont de cesse de se mêler de nos préférences et, sans nous consulter, de vouloir régir, c’est-à-dire, le plus souvent, détruire nos environnements les plus familiers, nos lieux de rassemblement les plus précieux, nos biens communs les plus symboliques. C’est comme si tout ce qui, par le travail acharné, l’imagination, l’intuition, le dévouement de certains, hommes ou femmes de talent et de constance, devenus au cours des années, experts en leur domaine, tout ce qui devrait être considéré avec gratitude, précaution et délicatesse pour en permettre l’évolution sans en changer la nature déjà profondément enracinée ni abîmer leurs qualités originaires et originales provoquait immanquablement chez les tutelles politiques une inquiétude jalouse et pathologique. Un prurit rageur et tenace. Car comment qualifier autrement la démangeaison obstinée qui semble affliger Madame Natacha Bouchart et son conseil municipal dès qu’il s’agit du Channel et cela depuis de nombreuses années. Comme si le Channel par sa simple existence représentait un très irritant obstacle au désir d’hégémonie indéniable de Madame Bouchart. Alors que le succès artistique du Channel est une évidence dont toute municipalité devrait Benjamin Constant se réjouir, pour ne pas dire tirer fierté, j’aurais tendance à penser que c’est surtout sa réussite humaine qui provoque l’exaspération narcissique de toutes ces ombrageuses personnalités politiciennes. Au lieu de protéger, de veiller sur ce lieu aimable, accueillant, bienveillant, simple et chaleureux, devenu au cours des années, grâce à l’immense travail de Francis Peduzzi et de son équipe, une véritable Maison du Peuple, voilà que depuis plus de quatorze ans, Madame Bouchart use de tout son pouvoir pour, au contraire, réduire ses moyens, user ses forces, diviser et humilier son personnel, insulter son directeur. Cette incompréhensible guerre d’attrition que livre cette municipalité à une équipe dévouée, compétente et talentueuse, n’est rien d’autre qu’une guerre livrée à ses propres administrés qu’elle prétend ainsi priver de cette culture, de ces plaisirs, de ces joies, de ces rencontres, car ce ne sont pas les rencontres, les joies, les plaisirs, la culture qu’elle entend favoriser. Il y a là un autoritarisme politicien injustifiable et d’ailleurs injustifié. En ce moment où la France entière s’ébroue énergiquement pour signifier à un Président de la République égaré son refus de toute dérive autoritariste, il est étrange d’observer de toutes petites autorités succomber au même travers et foncer obstinément vers de mêmes déconvenues. Un bien commun se défend bec et ongles. On ne se laisse pas voler un rêve réalisé. Au contraire, on le peaufine, on le nourrit. Le Channel et les maisons qui lui ressemblent enfantent, élèvent, abritent des citoyens. On ne déracine pas impunément un verger, on ne démolit pas impunément une école, on n’assèche pas impunément un havre, on ne brûle pas une oasis.

Ariane Mnouckine, dimanche 9 avril 2023.

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